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Aurait-il un lien entre l'art contemporain dans ce que vous pratiquez et l'art de la décoration intérieure ? Anne Pontégnie: Non, la décoration n'intervient pas. Mais il est vrai que lorsque l'on installe une collection à Londres dans une maison privée, et au sein d'une architecture domestique, forcément, il y a des éléments de décoration qui entrent en ligne de compte. Contrainte avec laquelle j'ai appris à travailler en débutant cette collection.Totalement différent d'un "white cube", il convient de prendre en compte de nombreux paramètres. Dans une maison d'habitation, il s'agit de réfléchir au sens, car on ne peut pas accrocher tout à côté de n'importe quoi. Nous tentons cependant de créer des synergies ou des confrontations intéressantes entre oeuvres. Je reste assez discrète dans mon accrochage, qui garde une tenue institutionnelle. J'accroche des oeuvres dans chaque pièce, y compris dans les chambres et la cage d'escalier. Cette maison londonienne est plus contemporaine et froide, moins patrimoniale que ne l'était à l'époque une collection privée telle que La maison particulière à Ixelles voici quelques années. L'édifice possède une surface de 500 mètres carrés et une centaine d'oeuvres y sont accrochées : certains espaces étant exclusivement dédiés à l'art, à l'instar d'un salon dévolu à la sculpture. En tant que commissaire, est-on artiste soi-même ? Non, j'ai toujours considéré le commissariat comme un intermédiaire entre l'artiste ou l'oeuvre d'art et le visiteur. Travailler pour une collection qui n'aurait pas du tout d'activité publique me serait difficile. Je ne suis pas conseiller artistique de collectionneur : j'essaye de mettre sur pied un projet qui dépasse le cadre de la collection privée. Les collectionneurs se prennent-ils pour des artistes ? Pas les miens en tout cas. Mais certains sont en compétition et cherchent à acquérir un nom à part entière en collectionnant. Est-il important à vos yeux que le collectionneur soit sincèrement épris de l'oeuvre, plutôt que d'être un simple spéculateur ? Les deux vont de pair. Il y a quarante ans, lorsque certains collectionnaient en Belgique de l'art conceptuel comme le Dr Herman Daled à Uccle, cela ne valait rien, et n'intéressait personne. Il s'agissait d'une autre aventure : une bourgeoisie éclairée qui avait envie de participer à quelque chose de plus excitant que son quotidien. Il voulait vivre près des artistes, et participer à cette épopée de l'art, c'était avoir une existence différente. Ces collectionneurs se rendaient aux vernissages, invitaient les artistes en vacances. Il régnait une grande proximité. Aujourd'hui, dans l'art contemporain d'avant-garde, le marché de l'art se réduit de plus en plus à des chiffres. Même les collectionneurs passionnés qui achètent avec un intérêt sincère, vont tout de même jeter un oeil sur la cote de l'artiste. Même s'ils ne s'en vantent pas - c'est humain -, ils sont satisfaits si le patrimoine qu'ils ont acquis prend de la valeur. Lorsque j'achète dans le cadre de cette collection, les collectionneurs me prétendent toujours ne pas acquérir dans ce but, bien que cela intervient néanmoins. Nous avons par exemple acheté des oeuvres d'artistes femmes ces dernières années. Pourquoi ? Parce que leurs oeuvres sont d'un prix plus raisonnable : les grands maîtres du vingtième femmes sont plus abordables que leurs pendants masculins. Disposant d'un budget plus limité, nous avons pourtant eu accès à de grandes oeuvres. Et puis, cela fut une découverte pour les collectionneurs et moi-même, cette partie de l'art que l'on a jusqu'ici mal regardé : ce fut pour nous une aventure esthétique. Les collectionneurs belges sont réputés pour leur côté aventureux. Les commissaires belges sont-ils aussi connus ? La Belgique compte d'excellents commissaires internationaux, Philippe Pirotte notamment qui s'est construit une véritable carrière internationale, n'est pas tellement sollicité par son pays. Quand on quitte la Belgique pour travailler à l'étranger comme c'est mon cas, l'on n'intéresse personne. En Communauté française, combien sommes-nous parmi les commissaires à avoir une expérience internationale ? Très peu. J'ai été sollicitée lors de la sélection en vue de la dernière Biennale de Venise, mais que la Communauté française fasse appel à moi dans les comités de sélection reste exceptionnel. N'y a-t-il pas trop de foires d'art contemporain de par le monde ? Certainement. Ne fut-ce qu'écologiquement au niveau des déplacements en avion, cela me terrifie. Mais il est important que l'art circule. Même à Bruxelles où Art Brussels est devenue très locale, cela reste important. Un large public se déplace désormais pour l'art contemporain. Chaque capitale doit-elle avoir sa foire ? Il y a trop de foires globales, mais je crois à l'utilité des foires locales. L'expérience d'une oeuvre reste physique. Personnellement, je n'ai jamais acquis une oeuvre pour cette collection sans la voir physiquement. Même s'il faut attendre six mois. Car lorsque l'on a l'oeuvre en face de soi l'on peut être déçu, ou séduit... par celle d'à côté. Raison pour laquelle la foire est importante, par le contact qu'elle permet avec la "physicalité" de la pièce. Y a-t-il trop de galeries à Bruxelles ? Il n'y en a pas assez, car on y trouve beaucoup d'artistes intéressants et qui n'ont pas de représentations. Ce qui manque à Bruxelles, c'est l'actualité de l'art contemporain. L'on tourne un peu en rond du fait d'un circuit un peu fermé : les collectionneurs achètent aux galeries belges, comme les institutions et finalement c'est toujours les mêmes artistes qui sont montrés. Cela manque de confrontation avec ce qui se passe dans l'art aujourd'hui. Ce lien entre la population et l'art fait encore défaut ce qui donne le sentiment à la première que le second lui appartient. Lorsque je vais à la Tate, j'ai l'impression d'être à City 2 : toutes les classes sociales s'y retrouvent. Est-il plus compliqué d'être une femme commissaire ? Il y a 20 ans, j'aurais répondu négativement. Lorsque j'ai débuté, je ne réfléchissais pas en ces termes. J'ai le sentiment d'être parvenue à certaines choses via le parrainage de certains hommes, et dans l'aventure du Wiels j'ai énormément souffert du fait d'être une femme : l'entièreté du CA était masculin, fonctionnant par solidarité de genre. J'ai souvent ressenti du mépris : ma parole valait moins. A l'époque, je n'aurais pas pu l'articuler, ayant trop le nez dans le guidon. Mais l'on pardonne beaucoup moins aux femmes. Au moindre petit faux pas, elles sont renvoyées, alors que les hommes sont rarement mis sur la sellette. Une femme dans l'art doit se tenir trois fois plus à carreau qu'un homme.