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Au travers d'exemples, il témoigne des difficultés auxquelles ces journalistes font face, du délicat équilibre qu'ils ont à préserver entre distance et empathie, des pressions physiques ou autres auxquels ils sont soumis. À travers eux, Marthoz décrit les enjeux auxquels fait face la presse dans son ensemble.Au début de votre livre, vous évoquez le griotisme et le caractère grégaire de la profession de reporter ?Jean-Paul Marthoz : Lorsque leur propre pays est engagé, les reporters ont souvent du mal à se définir par rapport à leur société, leur nation et leur métier. La tendance générale est au griotisme : en Afrique, le griot est la personne qui raconte de belles histoires. À plusieurs reprises dans l'histoire du journalisme, l'on a pu observer que, dans les premiers mois ou les premières années d'un conflit, les journalistes se trouvaient dans un rapport fusionnel avec leurs forces armées, leur gouvernement. C'est logique et, en même temps, il est fondamental de reprendre ce qui caractérise le journalisme dans un système démocratique, à savoir cette distance qui n'est pas une trahison par rapport à tous les pouvoirs, et d'exercer un regard critique.Il est difficile de faire entendre autre chose que le ronron du système médiatique écrivez-vous, et vous citez l'exemple d'un rédacteur en chef s'exclamant " nous n'allons quand même pas avoir raison contre tout le monde "....Je plaide pour une responsabilité individuelle au sein de la profession, car elle est menacée par le journalisme de meute où l'on préfère avoir tort ensemble plutôt que d'avoir raison tout seul. Cet ouvrage célèbre en filigrane ces journalistes qui, contre l'opinion, le pouvoir et parfois une majorité de leurs collègues, ont osé dire ce que les autorités auraient préféré taire. Le vrai défiest de savoir résister aux " avec nous ou contre nous ", ce côté manichéen et cette pression exercée par la société sur les journalistes.Aujourd'hui, on semble beaucoup plus dans l'émotion que la raison, phénomène décuplé par la vitesse accrue de l'information...Les défis qui sont lancés aujourd'hui aux journalistes, et qui dépassent la question de la couverture des guerres, sont énormes. D'abord, les avancées technologies ont conduit à une très grande concurrence, notamment au niveau audiovisuel. Elles influent sur les routines journalistiques, conduisent à un journalisme plus rapide, passant moins de temps sur les sujets et qui joue sur l'émotion. Laquelle pousse davantage sur les réseaux sociaux au clic que lorsque l'on se livre à une analyse de fond.Les médias ne confondent-ils pas le droit à l'information avec le droit de vendre ? La conséquence n'est-elle pas qu'un média a parfois tendance à donner à son public ou ses publicitaires ce qu'ils ont envie d'entendre... ?C'est le grand danger. Et j'y reviens constamment dans mon livre : George Orwell écrivait que la mission d'un journaliste n'est pas de dire aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre, mais l'inverse. Ceci étant, cette position va souvent à l'encontre du modèle économique sur lequel est basé une grande partie de la presse. Nous sommes dans une période où nous assistons à une dualisation progressive du monde des médias : un certain nombre d'entre eux peuvent bâtir une rentabilité économique en ayant une démarche proposant des approches plus audacieuses, ambitieuses, et qui considèrent que leur public acceptera d'être bousculé dans ses convictions. Il est fondamental que ce travail continue à se faire.Osons une analogie footballistique : le correspondant de guerre est quelqu'un qui joue sa partie sur le terrain en excellent technicien, mais à qui il manque le recul stratégique de l'entraîneur au bord du terrain....Exact. Rumsfeld prétendait que les journalistes n'avaient qu'une succession de visions purement partielles de la guerre. Mais c'est quasiment systématiquement vrai dans les conflits : les journalistes sont sur le terrain, et pour des raisons de sécurité et de contrôle ne sont amenés qu'à voir la partie que l'on veut bien leur montrer. Ces reportages de terrain sont essentiels, mais, en surplomb, il est nécessaire que d'autres fournissent une vision globale du conflit. Par ailleurs, je suis favorable à la reprise en main par la presse d'une partie de la fonction qu'elle a déléguée à des experts, comme si ces derniers étaient chimiquement purs et objectifs, ce que nous journalistes ne serions pas.Mais inviter des experts sur un plateau, c'est aussi se protéger soi-même ?Tout à fait. Il nous faut réapprendre à prendre des risques. J'ajoute que le devoir de connaissance est fondamental dans ce métier.Certains sont tout de même à la fois reporter et géopoliticien, comme Robert Fisk, Gérard Chaliand ou Charles Enderlin....Trois personnalités toutes trois contestées par certains milieux, mais qui connaissent les sujets sur lesquels ils ont travaillé. Gérard Chaliand a beaucoup contribué à la géopolitique, à laquelle il est arrivé au travers de ses reportages dans des endroits où personne n'allait, couvrir les guérillas, lors de la décolonisation par exemple. Ce qui lui a permis, tout en gardant une distance, de mieux comprendre les faits et, notamment, que les grandes stratégies, dessinées dans les pays coloniaux et occidentaux par des pouvoirs souvent dans le déni de la réalité, ne fonctionnaient pas.Le rôle des journalistes est d'aller dans les endroits où n'iraient pas les représentants de ce pouvoir, de rendre compte de ce qui s'y passe, et de permettre une réflexion qui donne à la géopolitique une épaisseur, autre que théorique.Les journalistes ne font-ils pas parfois preuve de trop de mansuétude à l'égard de pays alliés, par exemple dans le cas récent de l'Arabie Saoudite ?Notre rôle en tant que journaliste, n'est pas forcément de faire des éditoriaux de ces événements, souvent marqués du sceau de l'immoralité et du cynisme, mais de continuer à informer sur ces pays sans craindre de déranger les arrangements qui existent entre nos démocraties, qui prétendent être des parangons de vertu et des régimes ou des stratégies révoltants.Il est facile d'écrire des articles sur les pays dont les nôtres sont les adversaires, la Corée du Nord, ou la Russie qui servent d'épouvantail. Notre test en tant que journaliste est d'écrire sur les pays considérés comme amis.Mon credo consiste en un patriotisme de liberté : critiquer son pays, c'est lui rendre hommage et lui rendre service.J'ai choisi l'angle du journalisme de guerre afin de réfléchir plus largement au métier et notamment à cette autonomie que je réclame pour le journaliste. C'est un idéal qui n'est pas facile et j'en suis conscient, mais c'est dans cette forme que l'on peut décrire le journalisme comme un contre-pouvoir ou un quatrième pouvoir qui critique aussi les contre-pouvoirs d'ailleurs, comme les ONG, et qui applique de manière impartiale les mêmes critères à tous les acteurs sans distinction.