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La Grande guerre a été marquée par l'utilisation massive et délibérée des gaz de combat. Le Pr Paul Depovere (émérite, UCL) a ainsi évoqué le destin tragique de Fritz Haber (1868-1934), chimiste allemand, lauréat du Prix Nobel de chimie en 1918 pour ses travaux relatifs à la synthèse de l'ammoniac qui lui a apporté gloire et fortune.Parti de la transformation de l'ammoniac en acide nitrique (et en engrais), il en arrive aux dérivés nitrés... et aux explosifs. L'ammoniac qui a permis de nourrir l'humanité va cette fois être employé pour tuer. La constante de Haber définit d'ailleurs la dose de gaz fatal à l'homme selon le temps d'exposition.Après 1918, il se penche sur l'acide cyanhydrique et continue à développer des poisons chimiques dans un but soi-disant insecticide. Il met ainsi au point le zyklon A qui sera ensuite transformé en zyklon B utilisé dans les chambres à gaz lors de la Seconde Guerre mondiale. C'est ainsi que, " ironie " du sort, des membres de la famille de Fritz Haber, Juif allemand converti au christianisme, seront exterminés...Le Pr Bruno Bonnemain de la Société française d'histoire de la pharmacie s'est intéressé à la publicité pour les médicaments en 14-18 : " Cette guerre a entraîné beaucoup de changements dans l'industrie pharmaceutique et il est intéressant de voir son évolution et les débats sur de nombreux sujets techniques et réglementaires, par le prisme de la publicité. "À l'époque, il existait une cinquantaine de journaux pharmaceutiques en France. Parmi eux, le Bulletin des sciences pharmacologiques destiné aux pharmaciens et Paris médical pour les médecins. Les publicités pharmaceutiques parues dans les journaux montrent que, malgré les difficultés du moment, l'industrie pharmaceutique naissante se porte plutôt bien et continue à promouvoir ses produits auprès des professionnels de santé." Au début du XXe siècle, précise-t-il, il existe de nombreuses sociétés pharmaceutiques en France, certaines déjà bien établies mais d'autres sont relativement récentes. On les nomme assez rapidement 'les Spécialistes', parce qu'ils commercialisent des spécialités. Depuis le début du siècle, on constate une augmentation sensible de la publicité vers le corps médical et pharmaceutique : avant guerre, les publicités pharmaceutiques dans les journaux représentent environ 18% de l'ensemble des publicités, pour tomber à 6% pendant la guerre. Cette diminution ne traduit pas un problème de crise de l'industrie pharmaceutique, mais vraiment un choix stratégique des entreprises de santé qui se focalisent sur les professionnels de santé. A la fin de la guerre et après, le budget publicité des entreprises représentait parfois 30% du chiffre d'affaires, ce qui est énorme ! "Le Bulletin des sciences pharmacologiques publie des publicités pour des fournisseurs de matières premières (Ferdinand Roch...), des fabricants de spécialités pharmaceutiques (les Spécialistes, Astier, Carion...) et des fabricants à façon pour les pharmaciens d'officine (Établissement Goy, Maison Frère...).Ainsi, Robert & Carrière, créée en 1902, est un des premiers promoteurs en France du matériel de stérilisation et de conservation sous vide. Dès août 1914, il livre aux hôpitaux militaires des pansement chirurgicaux. La société Lumière, créée en 1899 par Auguste Lumière, est confiée à deux pharmaciens qui mettront au point diverses spécialités dont la cryogénine (1904, contre la grippe) et le tulle gras. En 1902, la Société chimique des Usines du Rhône (SCUR) a acquis le droit de produire de l'acide acétylsalicylique, commercialisé sous le nom de Rhodine.Fin septembre 1914, un décret interdit tout commerce avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie et la liste des sociétés pharmaceutiques allemandes concernées est publiée en janvier 1915.Au début de la guerre, un certain nombre de marques pharmaceutiques à caractère patriotique sont déposées : Roi des Belges, Coq gaulois, Pays alliés, Vin de la victoire, Pour la Patrie, La Gloire... Un timbre est également apposé sur les produits d'origine française.Des laboratoires illustrent leurs slogans d'images de tranchées, de scènes de combat pour vanter les mérites d'un reconstituant ou d'un produit cicatrisant.Les publicités pharmaceutiques sont l'objet d'un débat : les spécialités sont contestées par certains pharmaciens qui y voient la fin de leur exercice professionnel, quand d'autres y voient l'occasion de fournir des produits de qualité constante. Elles montrent aussi l'évolution de la galénique avec notamment l'apparition des comprimés (inventés fin XIXe). À partir de la guerre, ils sont très largement utilisés par les pharmaciens militaires, mais boudés par les pharmaciens d'officine : ils ne seront introduits qu'en 1937 dans la pharmacopée française." Cette lutte contre les comprimés va atteindre son paroxysme lors d'une réunion de la Société de la pharmacie de Paris en juillet 1916, suite à la parution d'un article de Maurice François qui estime que le comprimé menace de ruiner l'officine ! De nombreux pharmaciens convaincus vont contreargumenter tout au long de la guerre. À travers le comprimé, c'est le développement de la spécialité au détriment des préparations magistrales qui est critiqué et perçu comme une menace ", commente-t-il.Les autres innovations liées à la guerre sont les pansements et les injectables.Au début du XXe siècle, on commence à adopter des principes généraux qui seront appliqués dans les publicités destinées aux médecins et pharmaciens : absence d'illustration pour renforcer le sérieux, mise en avant du nom de la société, des mérites d'une spécialité, et, assez souvent, d'une indication plutôt que d'un produit.Si l'industrie pharmaceutique a bien fonctionné, elle était quand même soumise à la mobilisation des pharmaciens. En France, à partir de l'utilisation des gaz à Ypres, pratiquement tous les pharmaciens ont été rapatriés à Paris pour travailler sur les gaz de combat." Cependant, sous une apparence de sérénité, il y avait des difficultés de production (manques de matières premières, d'excipients, de conditionnement) et de distribution. Des leçons seront tirées de cette période, tant sur le plan de la dépendance pharmaceutique et chimique de la France (qui dépendait à 80% de l'Allemagne au début de la guerre), que sur la formation des professionnels et sur les formes pharmaceutiques (comprimé et spécialités) ", conclut Bruno Bonnemain. Il faudra attendre 1941 pour que nos voisins se dotent d'une loi réglementant la pharmacie moderne.